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La "foi" communiste de
Gustave Giraudet.
L'intéressé est professeur de
philosophie au collège public de Romorantin, un établissement d'une soixantaine
d'élèves qui subit, selon le Préfet, une rude concurrence d'un établissement
privé. Alors que les Ecoles Primaires Supérieures ont un public un peu plus
populaire, la filière "collège" accueille plutôt les enfants de la bourgeoisie
locale, ce qui ne peut qu'accroître la visibilité des événements qui s'y
produisent.
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Et justement,
Gustave Giraudet se rend très visible.
A peine démobilisé, comme sergent, en
1919, il est l'un des quatre candidats socialistes aux premières élections
législatives d'après guerre. Dès cette époque, il milite ardemment pour
l'adhésion du parti socialiste à la IIIème Internationale. Il s'oppose durement
à Paul-Boncour sur la question des alliances électorales. La section de
Romorantin, dont il est le secrétaire, affirme avec force dans le "Progrès du
Loir-et-Cher" qu'elle est acquise aux idées "bolchevistes" à
l'unanimité. Sous son impulsion, elle organise des conférences sur la propriété
et les nationalisations...
A chaque réunion fédérale, la section
prend les positions les plus radicales -et son influence n'y est pas pour rien.
Cette ardeur dans les controverses publiques lui vaut une première
"observation" du Ministre de l'Instruction publique en juin 1921.
Candidat, au nom du parti communiste, à des élections complémentaires, il est
élu en août 1921 conseiller municipal de Romorantin, ce qui montre à tout le
moins une réelle influence personnelle et une belle implantation locale.
"Stephanus", "Le veilleur du
guet" ou "le Bolchevick" : sous divers pseudonymes, il écrit des
articles flamboyants dans le "Progrès du Loir-et-Cher", fustigeant le
"chat capitaliste" qui attaque la "souris
prolétarienne", admonestant la municipalité de Romorantin, accusée de
méconnaître les besoins "prolétariens", célébrant la révolution
bolchevique et sa pratique de la "dictature du prolétariat",
commentant sur un ton provocateur
et sans tendresse la
mort du vieux Normant, propriétaire et patron, dur, de l'usine textile de
Romorantin -"un millionnaire est mort, puisse mon oreille ne plus entendre les sanglots
des veuves et des orphelins, ni les cris de l'enfant qui a faim (...) Puissent mes yeux
ne plus croiser l'éclair de haine et de fureur perpétuel en l'oeil du forçat, de
l'esclave moderne qu'est le salarié..."
Après l'exclusion des communistes du
Progrès, en mai 1922, il collabore assidûment à l'organe de l'inter-fédération
communiste, "L'Avant-Garde", dans lequel, avec le même style un peu emphatique
des polémistes du XIXème siècle, il dénonce les capitalistes, les bourgeois et
leurs "valets réformistes". On l'a compris : à Romorantin, Gustave
Giraudet est une "figure" qui séduit, et irrite davantage -mais ceci, c'est le
Préfet qui le dit!
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L' "Affaire Giraudet", aujourd'hui, c'est une
chemise, ainsi nommée, dans une liasse cotée 1 M 268 aux ADLC. Dans ces
échanges de courriers "confidentiels", "personnels" ou "secrets", ces notes
hâtivement jetées sur des petits papiers, ces rapports, ou ces coupures de
presse, on lit non seulement quelques détails de l' "affaire" en question, vus
du côté de l'administration préfectorale et académique, mais aussi la pratique
de surveillance des personnes réputées subversives. A ce double titre, l'intérêt
documentaire est indiscutable.
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En 1919, les
électeurs ont envoyé à Paris la "Chambre bleu horizon", dans laquelle la droite
du Bloc National est largement majoritaire. Au moment de l' "affaire", en 1923,
dans un contexte pré-électoral, le gouvernement alors dirigé par Raymond
Poincaré, éminente personnalité du centre-droit, est considéré par la gauche
comme un "régime abject" ("Progrès de Loir-et-Cher", 5 juin 1923),
"capable de toutes les vilénies et de toutes les bassesses" ("Le
Nouvelliste", journal créé par Paul-Boncour, 2 juin 1923). Moins d'un an
avant le renouvellement des députés, alors que le parti radical songe à rompre
avec les modérés de droite pour nouer une alliance avec les socialistes de la
SFIO (ce sera le " Bloc " ou " Cartel des Gauches "), l'ambiance politique n'est
vraiment plus à l' "union sacrée" .
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Le parti communiste, au
niveau national, s'est débarrassé de ses "droitiers" et autres "centristes" et
a connu sa première dissidence avec le départ, en janvier 1923, de Frossard,
ancien Secrétaire général. Désormais pleinement aligné sur l'Internationale, il
dénonce l'occupation de la Ruhr par les troupes françaises, et vit dans
l'optimisme d'une imminente révolution allemande victorieuse. Le parti
loir-et-chérien, lui, est au plus bas : son secrétaire, Sylvain Chevet, annonce
à son congrès de janvier une baisse de 40 % des effectifs -et d'ailleurs 5
sections seulement sur 11 sont représentées (rapport de police du 15/1/1923 -
ADLC, 4 M 222). Le Préfet lui-même, dans un rapport secret au Ministre de
l'Intérieur, signale que le "parti communiste est réduit à sa plus
simple expression" (rapport du 15 janvier 1923 -ADLC, 4 M
222).
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"Réduit à sa plus simple
expression" : le Préfet aurait pu se satisfaire de cet état. Mais l'âpreté
des affrontements exige sans doute plus. Il ajoute donc que ce parti
"n'existerait plus si deux fonctionnaires ne lui donnaient pas une certaine
vitalité". Gustave
Giraudet est l'un de ces deux, le second, Lavau, dépendant de l'Inspection
de l'Assistance Publique.
Dès janvier 1923, le Préfet entreprend donc de faire
sanctionner Giraudet par sa hiérarchie -c'est à dire de le déplacer- au prétexte
qu'il a voté au congrès départemental de son parti un "ordre du jour" attaquant les
institutions, et saisit en ce sens l'Inspecteur d'Académie. En clair : Giraudet
est communiste et il ne doit pas en faire état. Mais que lui reprocher d'autre ?
Professionnellement, note l'Inspecteur qui est venu en
personne annoncer à Giraudet la procédure, il est "appliqué et
consciencieux". L'Inspecteur Général a "même été très content de lui
lors de sa récente visite d'inspection au collège". En marge d'un brouillon
de rapport, le Préfet enregistre au crayon à papier -on devine avec quels
sentiments ! que c'est "un professeur estimable", "le meilleur de
Romorantin" ! Le Recteur de l'Académie de Paris, l'illustre mathématicien
Paul Appell, lui a même trouvé "une nature droite et soucieuse des intérêts
de l'enseignement public". Bref c'est "un honnête homme" et
"il remplit sa fonction de son mieux".
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2 appréciations sur
le professeur Giraudet
à
gauche: brouillon préfectoral
à droite: rapport de l'inspecteur
d'Académie
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Prudence de la part
d'un responsable peu soucieux d'affronter ses administrés dans le domaine des
convictions politiques ? ou refus de l'universitaire d'entrer dans le jeu
partisan du Préfet quand se profile une élection législative ? Les quatre pages
du rapport académique, si elles ne ménagent pas l'homme Giraudet -son absence
"d'esprit critique", son "fanatisme", ses "oeillères"- se refusent à prononcer
une sentence : au Ministre de décider si "l'action politique" du
professeur doit être sanctionnée.
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Le portrait
intellectuel et moral de Gustave Giraudet qu'esquisse l'Inspecteur d'Académie, à
condition de le réinterpréter en termes non polémiques, ne semble pas si éloigné
du personnage, tel qu'il apparaît dans ses propres écrits, et au-delà, du
type qui constitue désormais le fond militant communiste. Il est, selon sa propre déclaration de
candidature, en 1921, au Conseil Municipal de Romorantin, un homme de
"foi". Il "attend la persécution et le martyre" note
l'Inspecteur et affirme qu'il n'hésitera pas à garder sa carte de communiste
plutôt que sa fonction si on l'accule à ce choix...
"Convaincu et sincère" : n'est-ce pas ce qui caractérise le
militant passé au moule des 21 Conditions et de l'Internationale ?
"Le Progrès Civique" (un journal parisien
de gauche) du 12 mai 1923 défend, sur un ton un peu misérabiliste, le professeur
sanctionné et reproduit un extrait de sa lettre envoyée au Ministre :
"J'éprouve, Monsieur le Ministre, une joie inexprimable à l'idée de souffrir
pour Marty, et je vous assure que ma femme sera assez forte pour s'unir à ma
souffrance car j'ai un exemple plus haut à donner à mes petits enfants."
Faisons la part ici d'un style un peu forcé -que ses adversaires de droite
qualifient " d'ampoulé ". Reste que cette "joie de la souffrance" éprouvée pour
un autre est un bel exemple de ce "mysticisme retourné", pour
reprendre une expression de ce même journal, d'un ancien séminariste
vendéen-c'est toujours Le Progrès Civique qui nous l'affirme -ayant perdu
à la Guerre non "La" foi mais "sa" foi chrétienne -pour
lui substituer une autre certitude.
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Evidemment, là où même l'Inspecteur
d'Académie reconnaît de la conviction et de la sincérité, les adversaires du
professeur voient de la duplicité. "Il aime à se faire plaindre", écrit
le journal de droite "Le Courrier de la Sologne" (10 juin 1923), c'est une
posture destinée à attirer la sympathie sur sa famille, sur lui, et par
ricochets sur son parti. Le sous-préfet ne lui reconnaît que de l'hypocrisie, le
Préfet affirme qu' "il joue un double-jeu" et que les
"larmes" versées à Paris au cours de son audience au Ministère, ainsi
que son émotion, étaient "simulées". Il est vrai qu'en utilisant un
registre grandiloquent dans un système de défense somme toute légitime, il
fournit quelques armes à ses adversaires...
Mais, plus sûrement, si ces derniers s'arrêtent à cela,
ils passent à côté de ressorts essentiels du militantisme "intransigeant" chez les
enseignants communistes de ces années 20 : d'une part, le désir, à
caractère quasi-mystique, de se fondre dans le monde des pauvres et dans celui des travailleurs
manuels ("ni lui ni sa femme ne peuvent s'acheter des habits d'hiver"
et "s'il le faut, il travaillera de ses mains comme ceux de sa
famille" rapporte, en le citant, l'Inspecteur d'Académie), et d'autre part, dans
une vision du monde apocalyptique, la tentation du martyre. Si l'on corrige le
vocabulaire polémique, on peut alors admettre que le Préfet ne cerne pas si mal le
personnage : "un fanatique heureux de devenir un martyr de sa nouvelle
foi".
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L'avertissement que
lui adresse le Recteur, en février 1923, assorti de "conseils empreints de
bienveillance" est loin d'impressionner le professeur. Un mois plus tard,
il prend en charge la candidature d'André Marty à une élection de Conseil
d'Arrondissement. Il s'agit là d'une campagne de propagande nationale, d'agitprop,
destinée à populariser le "mutin de la Mer Noire" pour obtenir sa libération.
Partout où les communistes ont conservé une implantation conséquente, André
Marty -ainsi que d'autres "mutins" emprisonnés- est présenté à des élections
locales, où, d'ailleurs, il est parfois élu. Romorantin ne fait pas partie de
ces zones de force, mais possède un militant particulièrement volontaire :
Giraudet signe et colle les affiches du "martyr".
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Copie, par le Sous-préfet
de Romorantin, d'une affiche posée par Giraudet.
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A ce point de résistance, et si l'objectif
était de déclencher une répression, c'est le "bienveillant" Recteur qui cède :
il engage la procédure de "mesure sévère" dont l'issue ne peut être que
le déplacement forcé.
En somme, en s'en prenant brutalement
à Gustave Giraudet, sur la base de circulaires peu respectueuses de la liberté
d'expression, le Préfet a révélé une force dont il ne soupçonnait
peut-être pas la vigueur: celle d'un homme pénétré de ses convictions, et, pour
citer encore Le Progrès Civique, "dominé par les obligations impérieuses
de [sa] conscience", et devenu insensible aux blessures qu'on
entend lui infliger, à supposer même que ces dernières ne le renforcent pas. Il
a aussi offert à l'intelligent professeur l'occasion de mobiliser pour sa
défense des journaux et des organisations bien éloignés de son communisme mais
attachés au droit qu'on pouvait estimer bafoué en cette
circonstance.
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Car, pour compléter cette médiocre stratégie préfectorale,
il faut ajouter que, même
sans trop d'enthousiasme, la gauche loir-et-chérienne exprima son soutien au professeur
déplacé, alors que l'attitude délibérément provocatrice et quelque
peu arrogante de ce dernier ne lui valait pas toujours une grande
sympathie, surtout chez les frères ennemis socialistes. Au-delà, la presse
professionnelle et même des lecteurs de la presse de centre-droit prirent partie
contre les sanctions. Sa qualité d'ancien combattant fut mise en avant pour
mobiliser, en vain semble-t-il, les associations en sa faveur contre le ministre
de l'Instruction publique, "l'embusqué Bérard"
("Le Progrès civique"). Par
crainte de réactions hostiles, le Sous-préfet fut amené à renoncer à une vieille
tradition "républicaine" : présider la cérémonie de remise des prix de fin
d'année au Collège public de Romorantin (lettre personnelle au Préfet du 23 juin
1923). Le Recteur de l'Académie de Paris dut amoindrir la peine -au grand dépit
du sous-préfet -en accordant au professeur un congé prolongé (6 mois) pour lui
éviter toute révocation. Il fut même sans doute question de
son maintien à Romorantin puisque le Préfet, dans un rapport de
synthèse, met en garde Ministre de l'Intérieur: "je ne puis dissimuler
qu'au point de vue politique, ce serait une grande faute de maintenir M.
Giraudet, même provisoirement, à Romorantin
".
On négocia donc, en quelque sorte, son départ en lui
offrant un poste acceptable dans la Somme. Pour finir, le Préfet conseilla au
Ministère de l'intérieur "de ne pas continuer à le poursuivre" si son
déplacement "lui ser[vai]t de leçon"
!
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A gauche, extrait du Progrès du Loir-et-Cher, hebdomadaire de la
SFIO.
Ci-contre, annotation manuscrite du Préfet sur
une demande de renseignements de la Sûreté
Générale.
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Que Gustave Giraudet ait été un "martyr", ainsi
que lui, ses amis communistes, et dans une bien moins grande mesure,
l'opinion de gauche le pensent, ou un "illuminé" roué, selon l'autorité
préfectorale, il reste qu'il dut partir comme le souhaitait si ardemment le
sous-préfet de Romorantin ("il était grand temps qu'il fût éloigné
" -5 novembre 1923). Dans le choc des deux déterminations, le
pouvoir politique ne pouvait que l'emporter puisque le professeur ne mobilisait
finalement que des forces très minoritaires.
L'activité communiste locale souffrit sans doute
de ce départ. C'est en tout cas ce
qu'affirme le Sous-préfet. Mais que pouvait-il dire d'autre,
lui qui avait tant fait pour
provoquer le
déplacement du professeur et qui fulminait quand il avait le sentiment que sa hiérarchie
reculait ? Quasi-certitude: l'épisode ne contribua pas à accroître le crédit du pouvoir dans le
département. Ce n'est pas, sans doute, ce qui provoqua la belle victoire du Cartel des Gauches qui,
bien que minoritaire en voix, conquit 3 sièges sur 4 aux élections de
1924 contre une droite et un centre-droit divisés. Mais qui sait si
cela ne joua pas un rôle ?
Avec 2 % des suffrages en Loir-et-Cher, les communistes, eux, passèrent à
peu près inaperçus, sauf, à Romorantin où leur liste du "Bloc Ouvrier et Paysan"
obtint, avec 7%, son meilleur score du département. Ultime hommage au professeur sanctionné ? Il ne passa pas
en tout cas les limites de la ville: le reste du canton n'offrit
aux communistes qu'1,4% des voix. En somme, la posture "révolutionnaire" de Gustave
Giraudet ne leur avait pas apporté plus de succès dans les urnes que dans le
recrutement.
Il est possible toutefois que sa pugnacité, sa
"foi",
ait contribué à esquisser dans
les imaginaires locaux la figure du militant communiste courageux, désintéressé,
"qui va jusqu'au bout de ses idées" -et cette figure-là en inspirera
quelques-uns...
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