56 Conseillers municipaux
|
| | | |
En
janvier 1890 , Jules Brisson, alors Conseiller d'arrondissement
pour le canton de Blois-Ouest, répond à une demande "confidentielle" du Préfet :
"quelle est l'opinion politique de M. Bauchard, récemment élu adjoint au
Maire de Cellettes" ? Bernard Bauchard a, de fait, été élu
adjoint quelques semaines auparavant, en remplacement de Joseph
Augé , décédé. Mais qu'un préfet s'inquiète des opinions d'un
simple adjoint dans une commune rurale en dit assez quant au degré de
surveillance dont sont l'objet les élus municipaux .
Ainsi, en dépit de droits nouveaux, comme
celui, justement, d'élire le Maire et l'Adjoint, la lourde tutelle préfectorale
s'est peu relâchée de l'Empire à la République et ce, alors même que la loi
maintenant les Conseils municipaux dans un rôle d'exécutants au service du
gouvernement central, ce dernier n'a guère à les redouter.
|
Mais on peut aussi
inverser l'interprétation : la surveillance préfectorale est en même temps un
bel hommage à l'importance des élus municipaux. Il est vrai que ceux-ci,
dépositaires de la souveraineté populaire (du moins celle des hommes, seuls
détenteurs du droit de vote), sont électeurs, par leurs délégués, des sénateurs,
et que leur situation de notables écoutés leur donne un réel pouvoir d'influence
sur les citoyens lors des votes politiques. Car, depuis 1848, le suffrage
universel offre aux hommes-électeurs une marge d'émancipation par rapport à
toute autorité que l'absence d'un scrutin secret véritable ne parvient pas à
abolir complètement. Qui peut alors, mieux que les Conseillers municipaux,
notables locaux par excellence, contrôler voire orienter la liberté de vote ? A
la fois baromètres de l'opinion publique et susceptibles de l'influencer : on
comprend que les Préfets aient eu constamment l'œil de leur administration
braqué sur eux.
Pour finir, selon Jules Brisson, le Préfet
ne devait se faire aucun souci : le nouvel adjoint n'avait "aucune
influence sur les électeurs", "incapable" qu'il était
"d'aucune initiative particulière" et, de toute façon, "Pierre
Beaudoin, le Maire, le gouverne à sa guise"…
|
| |
| | |
De la chute du Second Empire (septembre 1870) à celle de la Troisième République (juillet 1940), 16 élections municipales -et 5 partielles consécutives au décès de 2 maires et d'adjoints- ont permis de désigner 56 Conseillers municipaux . A 12 Conseillers par élection, l'effectif théorique maximum est de 192. Conclusion sans surprise, observable partout : les votes cellettois sont marqués par un très faible taux de renouvellement du personnel municipal élu. Chaque Conseiller est resté, en moyenne, près de 16 années membre du Conseil, c'est à dire 3 à 4 mandats. Bien souvent, le renouvellement s'effectue en raison du grand âge (ou du décès) des élus précédents. L'âpreté des affrontements (successivement républicains contre " réactionnaires ", radicaux contre "opportunistes", anti-cléricaux contre cléricaux), même amortis dans une commune rurale comme Cellettes, entraîne des changements plus conséquents de 1900 à 1912 (entre le tiers et la moitié du Conseil ). Après la Grande Guerre, l'assemblée cellettoise, désormais ancrée "à gauche" , redevient plus stable. Sur le tableau des Conseils élus entre 1870 et 1935 (pour un mandat qui s'achèvera en 1945), on voit que les conseillers réélus (en gras) constituent la très grande majorité de l'effectif des assemblées municipales.
| |
| | |
Le champion indiscutable de la continuité élective
s'appelle Louis Daridan, élu au second tour en 1870 et réélu 9
fois consécutivement ; total : 41 ans. Son père, Etienne, ayant siégé au Conseil
depuis l'origine du suffrage universel masculin, en 1848, la famille a occupé
les honneurs municipaux pendant 63 ans ! Autre élu à longévité élevée,
Philippe Merveille siège 36 ans jusqu'à sa mort, en 1940. Au
total, 23 Conseillers, sur 56, ont exercé leur mandat 20 ans et plus, parmi
lesquels 6 ont atteint ou dépassé 30 ans. Les petites dynasties familiales ne
manquent pas : outre Daridan père et fils, il faut signaler les
Bauchard (Sylvain, le père, élu dès 1837 au suffrage
censitaire, et Bernard, le fils, qui, en quelque sorte lui succéda, jusqu'à sa
mort en 1894, comme adjoint au maire, Pierre
Beaudoin), les Chéry, les Rué
(ou Ruet), les Boucher
…
|
| |
| | | |
Un tel taux de
réélection a évidemment des conséquences sur l'âge des élus. Remarquons d'entrée
que la jeunesse est toujours absente des assemblées. Onze élus seulement avaient
moins de 40 ans lors de leur première élection - moins d'un élu sur cinq… Une
seule fois, en 1871, la moyenne d'âge d'un conseil est inférieure à 50 ans.
Rappelons qu'à cette époque, l'espérance de vie à la naissance est encore faible
et qu'à 60 ans,un homme est déjà considéré comme "vieux". Pour situer les
représentations de cette époque, citons une délibération des années 1920 : le
Maire évoque "le grand âge" d'une femme de 79 ans pour lui maintenir une aide à
laquelle elle ne peut plus avoir droit.
|
Moyennes
d'âges des Conseils Municipaux lors de leur
élection.
|
La compétence civique
est très tôt attachée à l' "expérience", et sans doute aussi à la disponibilité
de l'âge, et la société rurale reste volontiers patriarcale, professionnellement
et politiquement. Il est fréquent que le jeune cultivateur ou le jeune artisan
soit inscrit comme employé de son père avant d'accéder au statut, pour le
premier, de "propriétaire cultivant", de "patron" pour le second. Rien
d'étonnant alors à ce que les pères précèdent les fils au Conseil Municipal. Au
fil des réélections, la moyenne d'âge s'accroît, jusqu'à culminer à la fin de la
IIIème République à 64 ans ! Il est vraisemblable que ces Conseils de "Sages", dirait-on
aujourd'hui, ont dû peser sur la gestion de la commune. Certes, ils
correspondent à la pente générale d'une population cellettoise (voir : Les Cellettois
) vieillissante, lentement privée d'une part de sa vitalité par
l'exode rural. Mais on ne sent pas de désir de combler les vides laissés par les
décès, ou toute autre cause, par un apport de jeunes, sauf lorsque le fils peut
prendre la place du père. Ce déficit de jeunesse a-t-il au moins été compensé
par un surcroît de volontarisme dans la gestion de la commune ? C'est ce qu'il
faudra examiner dans des chapitres suivants.
|
| |
| | |
Ce qui marque les temps républicains nouveaux se
trouve plutôt du côté de l'engagement électoral.
Depuis
l'origine du suffrage universel masculin, en 1848, la participation aux scrutins
municipaux a oscillé entre 50 et 70 % des électeurs inscrits.
|
Est-ce le très relatif
relâchement de la tutelle préfectorale, ou l'écho de l'enjeu politique national
en ces temps où République et Monarchie s'affrontent à Versailles ? Elle
effectue un saut et passe de 71,9 % en 1871 à 80,8 % en 1881. A deux exceptions
près, 1888 (79,6 %) et 1919 (73,8 %), elle sera ensuite toujours supérieure à 80
%, avec des pointes à 90,3 % en 1908 et 94 % en 1925 ! Cette participation
élevée témoigne d'une incontestable prise de conscience civique et d'une
confiance constante dans les institutions. Même si seuls les hommes peuvent
voter, on doit convenir que c'est une communauté entière qui s'exprime lors des
élections municipales et que la représentativité acquise par les élus ne peut
qu'augmenter la force de l'institution municipale républicaine même dans un
régime très centralisé.
|
Participation électorale aux élections
municipales.
| |
| |
| | |
Peu d'artisans au Conseil (4 sur les 56 élus), encore
moins de commerçants (3 sur 56) ou de professions intellectuelles (2
instituteurs retraités), même si ces catégories fournissent le gros de
l'encadrement des maires et adjoints (Pierre Beaudoin,
Edouard Barbier, instituteurs retraités, Alphonse
Carré, courtier en vins, Edmond Poirier, épicier,
Charles Bruneau, meunier, Joseph Augé
, tonnelier). Aucun
représentant des catégories populaires : employés d'artisans, tout petits
propriétaires, journaliers agricoles, ou, évidemment,
domestiques.
| |
| | |
Les "châtelains" en revanche (15 élus sur 56), sont
surreprésentés jusqu'au tournant du XXème siècle : 7 des 12 élus de 1865
(Ludovic de Belot et Eusèbe de
Bellaing à Montrion, Joseph Verdier aux
Rochères, Jean-Baptiste de la Corbière à la Rozelle,
Paul des Chaumes au bourg, Alfred d'Arcy à
Maison-Vert, Philippe Lévêque à Ornay), et, dans la foulée du
Second Empire, 6 encore en 1871, à peu près les mêmes, J.B. de la Corbière et P.
des Chaumes, battus, en moins, Henri de Cholet, de Beauregard,
en plus, et Joseph de Belot
à la place de son père
décédé. Le poids des "notables" continue donc de s'exercer sous la République
naissante comme il le faisait sous l'Empire. Dans les conditions politiques et
économiques du temps : suffrage universel masculin naissant et importance
de la grande propriété foncière, quelle était la part respective d'une réelle
préférence personnelle et du statut social dans le choix des électeurs ? Vue du
côté des châtelains, la question se pose en d'autres termes : dans leur quête
électorale, quelle est la part de la volonté d'afficher son rang, et celle de
l'intérêt pour les affaires publiques dans un petite commune rurale, dont le
budget est largement inférieur au leur ?
Il
y a des causes historiques simples à cette présence massive dans la
représentation municipale aux premiers temps de la République : le collier de
châteaux, villas, et autres belles demeures qui entourent Cellettes est le
résultat d'une présence forte de familles "nobles" ou riches, ou les deux, qui
ne peut qu'exercer une attraction sur la population modeste ; à titre d'exemple,
lorsque le Maire, Eusèbe de Bellaing
, doit
compléter une fiche de renseignements après sa désignation, il indique, en 1888,
70 000 F de revenu annuel, quand son adjoint, instituteur retraité, déclare 3
000 F ; autres ordres de grandeur : le budget de la Commune s'élève cette même
année à 12 000 F et le salaire annuel d'une servante, en 1892, à 150 F .
La
fortune des notables renforce naturellement leur influence, d'autant qu'elle
repose encore, au début de la IIIème République, sur la propriété foncière dont
ils détiennent à quelques-uns la plus grosse part. C'est pour eux l'occasion de
dominer la production locale, d'avoir des fermiers, de payer des tâches à des
journaliers, d'employer des domestiques, de recourir à des artisans, de faire
travailler des commerçants, bref, d'être au coeur de l'économie villageoise. Qui
paie doit pouvoir décider : c'est là chose naturelle pour tous, y compris pour
des paysans qui possèdent un peu et travaillent beaucoup. D'ailleurs, ce qui
soldera le rôle municipal actif des châtelains, c'est leur prise de distance
avec l'activité locale, si l'on en croit cette "circulaire" électorale anonyme:
"En ce moment [les élections de 1912] ces Messieurs (…)
nous prodiguent les sourires (…) ; après les
élections (…) ils iront à Blois chercher leurs marchandises, sans souci
du petit commerce local et des ouvriers
."
Outre leur rôle dans l'économie locale et le
prestige qui s'attache à la propriété, à la fortune et au titre, les électeurs
leur reconnaissent aussi la compétence liée à leur éducation. Il faut dire que,
si l'on se fie au registre de recensement de 1872, 246 hommes et 312 femmes ne
savent ni lire ni écrire -la moitié de la population communale- bien que, depuis
les années 1850 au moins, les enfants puissent, gratuitement ou non, fréquenter
une école. Ensuite, l'enseignement primaire, rendu obligatoire en 1882 ,
n'a commencé à jouer pleinement sur le niveau d'instruction de la masse de la
population qu'à la fin du siècle. Et même en soulignant qu'un nombre conséquent
de paysans avaient déjà tiré partie de l'école publique, celle-ci ne les
avait pas encore pour autant préparés aux tâches et difficultés de la gestion
municipale. Les "messieurs" instruits et oisifs devaient donc être jugés plus
aptes et plus disponibles pour ce travail.
Passée l'installation de la République dans les faits et
dans les esprits, la présence châtelaine se réduit au point de tomber à sa plus
simple expression : 1 élu en 1925,1929, 1935… D'une part, le radicalisme modéré
a conquis les esprits au détriment des conservateurs, d'autre part, un certain
nombre de "villas", "châteaux", ou autres demeures
élégantes
, ne servent plus de résidence principale aux
"Monsieur" ou "Madame de ", quand ils ne sont pas vendus à des "roturiers"
enrichis ou étrangers… Le meilleur exemple ici est Beauregard, dont le domaine
est en partie dispersé et le château vendu par la famille de Cholet, avant que
le tout soit occupé par Louis Tillier
, qui deviendra en 1919 maire radical de
Cellettes. On peut encore ajouter Aulnières, Monrepos, Ornay, Maison-Vert, où
les d'Arcy, Bégé, de Bellegarde cèdent la place à des Edward Center, Miguel Rock
-étrangers l'un et l'autre- ou des Pierre Dramard et Georges Silz -ce dernier,
ingénieur agronome, bien éloigné de l'opinion
"réactionnaire"…
| |
| | | |
Les élus municipaux cellettois, conformément à la
sociologie communale, appartiennent donc en majorité (31 sur 56) à la petite et
moyenne paysannerie, ces "propriétaires-cultivants" à la tête d'exploitations
inférieures à 10 hectares. De 1871 à 1935, leur nombre par Conseil varie de 4
(en 1908) à 9 (en 1925, 1929, 1935) et ils sont souvent (10 fois sur 16
élections) les plus nombreux.
|
Composition sociologique des Conseils Municipaux
| |
En 1912 par exemple ,
lors d'une élection municipale très disputée, 7 des 12 conseillers élus
appartiennent à cette catégorie. 5 sont propriétaires d'entre 5 et 8 ha, les
deux autres, de 1,7 et 4,4 ha. Rien de surprenant dans cette représentation,
puisque 90 % des propriétaires cellettois de plus d'1 ha (169 sur 188) se
situent alors dans la tranche de 1 à 10 ha. Et si la plupart d'entre eux (142
sur 169) sont dans le bas de la fourchette (de 1 à 5 ha), cela n'invalide pas
leur vote identitaire : tout se passe comme si les plus modestes, sans remettre
en cause une vieille hiérarchie rurale, accordaient désormais plus de confiance
aux paysans mieux pourvus qu'eux, sinon aisés, proches de leur propre mode de
vie, qu'aux "châtelains", toujours suspectés de nostalgie pour l'ordre
ancien et, d'ailleurs, de moins en moins présents dans la vie
communale. Le poids de ces derniers dans l'économie villageoise,
même encore important, puisqu'à la veille de la Grande Guerre, 9 propriétaires
se partagent 441 ha (36,3 % de la propriété privée cellettoise), a cessé d'être
prépondérant comme il l'était à la fin des années 1860 (plus de 60 % de la
propriété privée). En même temps, le triomphe tranquille de l'idée républicaine
et la primauté incontestable du suffrage semi-universel ont éteint leur
pouvoir symbolique. Ils ne sont donc plus que des citoyens ordinaires, soumis
aux mêmes critères d'appréciation personnelle et politique, dénudés comme le Roi
du conte.
|
| |
| | |
Mais, s'ils occupent la première place dans l'électorat et au
Conseil, les paysans n'exercent pas de responsabilités, hormis secondaires, dans
des commissions. En 70 ans, 3 seulement ont été adjoints et aucun, Maire. Petits
propriétaires pour la plupart éloignés du bourg, ils n'ont pas de temps à
consacrer à des tâches administratives et de représentation, certes moins
prenantes qu'à notre époque mais tout de même gourmandes en disponibilité. Mais
peut-être aussi considéraient-ils, élus ou non, que tout cela sortait de leurs
compétences, qu'un châtelain ou un instituteur retraité, ayant été de surcroît
pour ce dernier secrétaire de Mairie, étaient mieux formés pour écrire au préfet
ou rencontrer le député ?
|
| |
| | |
Nous voilà bien ici dans une organisation politique et sociale telle que l'envisagent les radicaux de la Troisième République , à mi-distance des traditions "réactionnaires", ennemies du suffrage universel, et des convictions "collectivistes " désireuses de démocratiser la représentation en en éliminant les "riches", organisation dans laquelle le pouvoir désacralisé s'attache à la gestion des "intérêts" des uns et des autres.
En 1912, à l'occasion des élections municipales, une "circulaire" anonyme émanant d'un "groupe de commerçants et d'ouvriers" ne dit pas autre chose : "Il faut que les châtelains du pays soient représentés au Conseil, ils ont des intérêts à y défendre [souligné par nous]". Quant aux "cultivateurs", poursuit le même texte, "ils sont ici les plus nombreux (...); eux aussi ont des intérêts à débattre au sein de l'Assemblée municipale". Châtelains et paysans sont donc ramenés à leur importance démographique et à leurs "intérêts" dans une nouvelle hiérarchie républicaine où l'égalité civique s'est substituée à l'ordre ancien, sans toutefois se confondre avec un nivellement des catégories sociales: les intérêts de tous sont légitimes, comme est légitime leur représentation.
Notons que les "commerçants et ouvriers" sensés s'exprimer dans la circulaire concluent sur la nécessité d'une alliance avec les "cultivateurs" : "leurs intérêts sont les nôtres ". Cette leçon de sciences politiques entérinait une représentation du pouvoir en construction depuis la Révolution et tout au long du XIXème siècle: moins de symbole, plus de pratique.
| |
| |
|
|